Sociétés holdings et abus fiscal : malgré des ‘motifs économiques’, la Cour de cassation consacre un abus
La Cour de cassation a rendu récemment un arrêt très détaillé (près de 100 pages) concernant l’application de l’abus fiscal. Dans cette décision, la Cour autorise l’application du concept d’abus en droit fiscal malgré l’existence de motifs économiques dont il est souvent considéré qu’ils autorisent justement d’éviter l’application des mesures anti-abus.
Ainsi, le célèbre article 344, §1er du Code des impôts sur les revenus stipule par exemple que l’abus fiscal peut être présumé lorsque qu’une opération n’est pas justifiée par des motifs économiques valables, ce qui pourrait conduire à considérer que l’existence de tels motifs économiques permet d’écarter l’application de cette mesure.
La Cour de cassation vient de nuancer fortement cette affirmation en autorisant l’administration fiscale à considérer abusive une opération au regard de laquelle elle reconnait pourtant la validité des motifs économiques invoqués par le contribuable. Ceci, tout en autorisant que cet abus soit reconnu en droit belge (pour interdire une exonération en Belgique) alors que l’avantage fiscal se situerait dans un autre pays.
Cet arrêt attire indéniablement l’attention en suscitant un certain émoi au sein des groupes, à raison.
Sociétés holdings et restructurations
L’affaire concerne un groupe de sociétés dont fait partie une société belge opérationnelle. Cette société belge était détenue, comme une série d’autres sociétés opérationnelles, par une holding néerlandaise, elle-même détenue pour partie par des résidents belges.
Ceci car en 2006, une première restructuration fut opérée au sein du groupe au cours de laquelle deux holdings intermédiaires furent créées, dont la holding néerlandaise en question, à qui furent transmises les participations des sociétés opérationnelles.
En 2012, le groupe procéda à nouvelle série d’opérations de restructuration (réduction de capital, fusion, etc.) dans le cadre de la préparation de l’arrivée d’un nouvel actionnaire, au cours desquelles les actions de la société belge furent (re)vendues à une holding luxembourgeoise (Soparfi).
La société belge distribua alors un dividende à sa nouvelle société mère luxembourgeoise dans le cadre d’opérations réalisées à tout le niveau du groupe afin de rapatrier les réserves existantes et plus-values latentes des sociétés aux actionnaires, avant l’entrée du nouvel associé.
Le dossier montre que l’ancienne société mère néerlandaise ne pouvait percevoir de dividendes de sa filiale belge, sous peine de perdre le bénéfice d’un ruling obtenu de l’administration fiscale néerlandaise.
La distribution de dividendes au profit de la nouvelle holding luxembourgeoise fût réalisée sans prélèvement du précompte mobilier belge, la société belge ayant invoqué l’exonération de précompte de droit européen transposée en droit belge pour les sociétés mères-filiales.
L’administration fiscale contesta l’application de cette exonération.
Sociétés holdings et abus fiscal
La Cour d’appel de Gand suivit l’administration fiscale en considérant que l’exonération de précompte mobilier en question ne pouvait effectivement être autorisée, par application du principe général d’abus de droit européen. Ces opérations remontent en effet à un moment où la disposition anti-abus belge que nous connaissons aujourd’hui n’existait pas encore (article 344 revu du Code des impôts sur les revenus).
La Cour de cassation donna raison à la Cour d’appel en retenant que la restructuration de 2006 constituait une première série d’opérations dont le but notable était de valoriser les plus-values latentes et bénéfices des filiales, à l’aide de financements bancaires.
Etant entendu que 6 ans après, les deux holdings intermédiaires se retrouvèrent sans aucune utilité et furent liquidées puisque les sociétés opérationnelles furent (à nouveau) basculées par le groupe sous une nouvelle holding luxembourgeoise, la Cour de cassation en conclut que ces deux holdings n’avaient pas d’autre raison d’être que de préparer ce rapatriement de revenus fiscalement optimal vers les actionnaires, matérialisé en 2012.
Il n’en reste pas moins que ce fut l’exonération de précompte mobilier sur le dividende payé par la société belge à la nouvelle holding luxembourgeoise qui fut contestée par l’administration, société étrangère à ces opérations et dont la création fut justifiée par l’entrée d’un nouvel actionnaire dans le groupe.
La Cour, si elle admet que l’entrée de ce nouvel actionnaire peut constituer un motif économique légitime justifiant la création de la société, considère toutefois que ces motifs ne peuvent justifier les opérations subséquentes qui ont consisté à l’utiliser comme véhicule pour rapatrier sans impôts les revenus et prises de valeur des sociétés du groupe aux actionnaires grâce aux opérations réalisées depuis 2006.
La Cour consacre par-là également l’application, indépendamment des dispositions belges relatives à l’abus fiscal, de l’abus fiscal de droit européen tout en énonçant clairement que pour apprécier l’abus, l’ensemble des opérations peut être pris en compte, en ce compris celles posées par d’autres contribuables que des résidents belges.
C’est une décision de près de 100 pages contenant énormément de détails sur les circonstances de cette affaire qui ne sont ici que partiellement et brièvement relatées.
Il reste que c’est un arrêt qui doit être approuvé en ce qu’il constitue la stricte application de la loi. Si des motifs économiques peuvent justifier d’écarter l’abus fiscal, l’ensemble du contexte doit être pris en compte et d’autres faits ou circonstances peuvent restreindre fortement la pertinence de ces motifs au regard de l’ensemble des opérations réalisées. Le fait que l’abus permettrait d’obtenir un avantage ‘non-belge’ ne change rien à cette conclusion.
Pour ceux qui en auraient douté, un abus de droit peut donc être consacré en droit belge (et une exonération pourrait par exemple être refusée à un résident belge) si des opérations visent à obtenir abusivement un avantage fiscal dans un autre pays.
Voilà donc les groupes prévenus par la Cour de cassation qui les invite chaudement à porter une attention particulière à leurs structures de détention de participations et réorganisations.
Xavier Gillot